Chapitre troisième


La couverture de SOS-Racisme par le journal Le Figaro :
les contraintes de la critique

En contrepoint de l’analyse de la couverture des deux quotidiens ayant consacré le plus d’articles à SOS-Racisme, il nous a semblé utile de comparer leur mode de traitement journalistique de l’association avec celui d’une journal « de droite » réputé beaucoup moins favorable à une organisation antiraciste « de gauche ». Le Figaro représente le journal de référence de la droite et, avec Le Quotidien de Paris, le principal journal clairement favorable aux partis politiques de la droite parlementaire. La couverture que Le Figaro a accordée à SOS-Racisme a été bien moindre que celle que Libération, Le Matin de Paris ou Le Monde ont consacrée à l'association : Le Figaro a ainsi publié 11 articles entre 1985 et 1992 sur les concerts de SOS-Racisme dont 7 après 1985 (voir tableau 2), alors que Libération en consacrait 63 dont 35 après 1985 et Le Matin de Paris 44 entre 1985 et 1987. La tonalité des articles écrits sur SOS-Racisme est également très différente de celle que l'on trouve dans les journaux « de gauche » : entre la création de SOS-Racisme et l'élection présidentielle de 1988, 63 % des articles du corpus publiés par Le Figaro ont été codés négatifs contre 14 % qui ont été considérés positifs (voir tableau 1). Cependant, nous verrons que l'attention de la rédaction du Figaro à l'égard de SOS n'est pas constante et que l'orientation des articles varie considérablement en fonction des configurations politiques.

En 1975, Le Figaro est racheté par Robert Hersant, qui possède alors plusieurs quotidiens régionaux[1]. Le nouveau propriétaire décide de faire du quotidien, qui est déjà généralement considéré comme « de droite » mais dont la rédaction avait une tradition d'autonomie[2], un « journal de combat »[3] dont il fixera lui-même les orientations politiques[4]. Cette nouvelle ligne éditoriale provoque le départ de cinquante-cinq journalistes invoquant la clause de conscience mais aussi celui de son plus prestigieux éditorialiste, Raymond Aron[5]. Robert Hersant engage alors le journal dans une ligne éditoriale de soutien aux candidats de l'UDF et du RPR lors des élections législatives de 1978 et durant la campagne de l'élection présidentielle de 1981.

La ligne politique du Figaro définie par son propriétaire et renouvelée d'élection en élection, c'est la brosse à faire reluire la droite. Un humoriste maison a trouvé la formule : “un sujet, un verbe, un compliment”. Le Figaro n'a pas de lecteurs, mais des électeurs. Le seul problème du chef du service politique consiste à cirer les deux pieds du monstre, l'UDF, et le RPR, avec le même brio. Le nombre des papiers, leur titre, leur longueur, les photos sont calibrées au centimètre. Pour éviter les quiproquos, le parti giscardien est suivi par des militants giscardiens, le parti chiraquien par des militants chiraquiens. Lesquels pratiquent charitablement l'autocensure pour ne pas répercuter tout le mal qui se dit d'un camp sur l'autre. Hersant ayant interdit d'entrée qu'on recrute un socialiste, il a été difficile de trouver un volontaire pour suivre le PS, qui est longtemps resté sans titulaire. [...] Poussé par Giscard qui cherchait un jeune premier pour ranimer la flamme du parti républicain après sa défaite de 1981, François Léotard bénéficiait au Figaro d'un journaliste-militant pour lui tout seul[6].

Jusqu'en 1981, le renforcement du soutien apporté par Le Figaro aux partis de « droite » tend à porter atteinte à l'image publique du quotidien[7]. La publicité négative pour le journal faite au moment de son rachat et de la démission de certains journalistes, l'intervention du propriétaire dans le fonctionnement du service politique et l'engagement du quotidien au service de la majorité tendent, selon les professionnels de la presse, à affaiblir la crédibilité publique du quotidien. Selon les commentaires ayant alors cours au sein de la presse, le contenu et l'orientation des articles apparaissent manquer d'esprit critique à l'égard du gouvernement et du personnel politique issu de la majorité alors que les dirigeants de l'opposition ne sont généralement pas aussi bien traités[8].

Avec son nouveau propriétaire, Le Figaro a vécu jusqu'en 1981 une période de dégringolade journalistique. Le numéro un de la presse française avait la conviction absolue qu'un journal peut se faire sans journalistes. Max Clos a dû se battre pour garder l'abonnement à l'AFP et n'a pu obtenir le niveau de recrutement qu'il souhaitait[9].

La baisse de crédibilité du journal accompagne également une chute de la diffusion qui, passée de 400.000 à environ 350.000 exemplaires quotidiens entre 1970 et 1975, baisse encore après le changement de propriétaire à moins de 300.000 exemplaires en 1980[10 ]. Après1981, Le Figaro adopte une ligne éditoriale critique à l'égard du nouveau gouvernement, sous l'impulsion du directeur de la rédaction, Max Clos, fortement opposé à ce que Le Figaro appelle alors « l'expérience socialiste »[11]. Mais cette ligne rédactionnelle d'opposition au pouvoir se révèle beaucoup plus favorable sur le plan commercial[12]. Alors que les journaux identifiés à « la gauche » voient leurs chiffres de ventes baisser[13], ceux qui adoptent immédiatement une ligne éditoriale critique – Le Figaro et Le Quotidien de Paris – connaissent au contraire une sensible augmentation de leur diffusion. Le Figaro passe de 308.000 exemplaires par jour en 1981 à 338.000 en 1984, 367.000 en 1985 et 391.000 en 1991, alors que le reste de la presse nationale voit son tirage total décroître de 13 % entre 1981 et 1985, en particulier les quotidiens « populaires » – France-Soir, Le Parisien –, dont les orientations politiques apparaissent moins tranchées et qui tendent à stagner ou à régresser[14]. Cette ligne oppositionnelle du Figaro va culminer en 1984 lors du vote de la loi sur la concentration de la presse et des manifestations contre la loi Savary puis en 1986 durant la campagne pour les élections législatives et présidentielles.
    Cependant, malgré le succès commercial du Figaro, Robert Hersant cherche – tout en maintenant l'appui du journal aux partis de l'opposition – à renforcer la crédibilité journalistique d'un quotidien parfois sévèrement mis en cause par certains journaux pour son engagement politique jugé trop manifeste et trop outrancier[15]. Ainsi, selon Françoise Berger, l'arrivée au Figaro d'Alain Peyrefitte aurait traduit un effort du propriétaire du journal pour atténuer l'orientation politique du quotidien. On peut au contraire supposer que la présence d'un ancien ministre de Valéry Giscard d'Estaing et du général de Gaulle renforçait probablement l'image publique « conservatrice » que Le Figaro avait déjà.

Surnommé le “bémol”, Peyrefitte était chargé d'appuyer sur la pédale douce côté éditorial et côté titre de une. Au comité de rédaction  [...] Max Clos l'insultait au moins une fois par jour. Après avoir consulté des membres de la rédaction, le nouveau président du comité éditorial  [il s'agit d'Alain Peyrefitte] a fait au directeur politique  [Robert Hersant] une note selon laquelle Le Figaro devait retrouver sa crédibilité en évitant de se confondre avec un parti ou un clan. Hersant : “Vous ne pouvez pas me demander ça maintenant. Nous sommes engagés dans un combat pour la liberté. De la presse, de l'entreprise, de l'enseignement. On ne peut pas faire de cadeaux”. [...] [À l'approche de la campagne pour les législatives en 1986], l'académicien lui avait suggéré une nouvelle fois de prendre ses distances. Hersant : “Il faut quand même soutenir Chirac au maximum. Mais en 1988, de toute façon, que ce soit Chirac ou la gauche, cette distance on la prendra”[16].

En 1985, lors de la création de SOS-Racisme, la rédaction du Figaro est dirigée par Max Clos qui est le tenant d'une ligne d'opposition ferme à l'égard du gouvernement et des dirigeants du Parti socialiste et qui se voit conforté dans cette attitude par le succès commercial du journal. Celle-ci ne semble toutefois pas entièrement partagée par Robert Hersant qui cependant n'intervient pas ouvertement avant 1988[17]. À partir de 1985 et au moins jusqu'à la fin de la campagne des élections présidentielles de 1988, Le Figaro reste donc un journal très engagé à droite et se montre particulièrement critique à l'égard du « laxisme » du gouvernement en matière d'immigration. Durant les premiers mois d'existence de SOS, les rédacteurs du journal n'auront aucune raison de se montrer favorables à une nouvelle organisation antiraciste associée officieusement au Parti socialiste. Lorsque SOS-Racisme commencera sa campagne de vente du badge et cherchera à médiatiser les meurtres dont les victimes sont des immigrés, la rédaction du Figaro publiera très rapidement des articles ou des tribunes critiques, mettant en cause le caractère contre-productif de telles mobilisations, les liens avec le PS et reprenant les attaques des militants « beurs » contre SOS. Nous verrons que cette ligne éditoriale péjorative connaîtra deux inflexions, après 1988, lorsque l'expression de l'opposition du journal à SOS s'atténuera et à partir de « l'affaire des foulards » quand les journalistes du Figaro adopteront à nouveau une attitude critique, suivant ainsi le changement d'attitude du reste de la presse.

Tableau 1

Répartition des articles du Figaro selon leur polarité entre 1985 et
                    1992 (n=67).

Période

articles positifs

positifs

articles

neutres

articles

négatifs

densité

1985

03-1986

3

21 %

1

7 %

10

71 %

28

03-1986

22-08-1987

1

11 %

3

33 %

5

56 %

58

22-08-1987

05-1988

0

0 %

2

50 %

2

50 %

65

06-1988

09-1989

1

17 %

2

33 %

3

50 %

86

10-1989

01-1991

4

20 %

9

45 %

7

35 %

23

02-1991

1992

4

29 %

6

43 %

4

29 %

51

Total

13

19 %

23

34 %

31

46 %

43

A) La création de SOS-Racisme : une couverture faible et négative

Le nombre relativement faible d'articles du Figaro consacrés à SOS-Racisme ne s'explique pas seulement par une hostilité d'ordre politique à l'égard d'une association rapidement associée à « la gauche ». En effet, lors de la création de SOS-Racisme, la rédaction du Figaro, contrainte par le découpage de ses services, est moins susceptible de consacrer des articles à l'association que celle d'autres journaux[18]. Ainsi, Le Figaro ne dispose pas d'un service immigration ou d'un journaliste spécialisé dans les « questions de l'immigration » comme Libération ou Le Monde[19]. La présence ou l'absence de rédacteur spécialisé chargé de couvrir un secteur nettement identifié détermine très directement le nombre des articles qui seront publiés puisqu'un journaliste tend à défendre les sujets dont il a la charge et la publication de ses articles auprès d'une rédaction en chef qui n'est pas en mesure de lui refuser toutes ses propositions. Or avant 1987, SOS-Racisme ne dispose pas au Figaro d'un journaliste qui lui serait attitré et entre février 1985 et août 1987, parmi les textes du corpus, aucun rédacteur ne signera plus d'un article ayant SOS pour objet. Pour Joseph Macé-Scaron, si Le Figaro s'intéresse aussi peu à la nouvelle association c'est parce que « SOS-Racisme était à la frontière des services politique et société » et « qu'aucun d'entre eux ne s'est vraiment intéressé à SOS-Racisme »[20].

Q – Le Quotidien de Paris en faisait beaucoup plus que Le Figaro sur SOS-Racisme..
Thierry Portes – Oui, mais au Quotidien, l'autre journal de sensibilité de droite, ils ont toujours été plus en phase sur les mouvements de société, plus attentifs aux mouvements de société. Je crois que sur SOS, ils ont fait tout de suite une couverture politique[21].

Mais le nombre réduit de textes consacrés à SOS publiés par Le Figaro durant les premiers mois de 1985, s'explique également par la faiblesse et le caractère dominé du service société au sein de la rédaction du Figaro – comparé, par exemple, à la position de celui-ci à Libération – qui ne parvient pas à imposer la publication d'articles consacrés aux sujets qu'il est chargé de traiter. La période la plus « apolitique » de l'association et donc la plus propice à la publication de textes favorables est ainsi beaucoup moins abondamment traitée dans Le Figaro que dans la plupart des autres journaux et selon une orientation plus négative. Alors que dans la majorité des rédactions, ce sont des journalistes des services société qui sont chargés de couvrir SOS en 1985 (en particulier au Monde, à Libération ou à La Croix), au Figaro ou au Quotidien de Paris, ce sont les services politiques qui écrivent la plupart des textes que ces deux journaux font paraître sur l'association. Or les articles signés par les journalistes des services société sont moins souvent consacrés aux orientations politiques des fondateurs de l'association que ceux écrits par les rédacteurs politiques – sans doute en raison des logiques et des modes d'analyse mis en œuvre par chacune de ces catégories de journalistes dans leurs pratiques professionnelles ordinaires – qui insistent plus fréquemment sur les aspects conflictuels de l'action de SOS et sur l'opposition des autres organisations politiques, antiracistes ou beurs. D'ailleurs, il faut souligner que même en 1985, les rédactions du Figaro et du Quotidien de Paris, s'attachent surtout à critiquer la connivence entre SOS et le Parti socialiste, thème qui est alors confié à des journalistes politiques. Cependant, ce n'est que lorsque SOS consacrera ses efforts à la lutte contre le gouvernement de Jacques Chirac, c'est-à-dire lorsque qu'un angle journalistique critique sera plus facile à tenir pour le Figaro, que l'association se verra consacrer plus d'articles et sera successivement suivie par deux journalistes du service politique, Joseph Macé-Scaron et Thierry Portes, qui écriront à eux deux la moitié des articles signés du Figaro consacrés à SOS-Racisme (voir tableau 3).

Thierry Portes – Dans la première phase, la plupart des journaux traitent ça comme un mouvement sociétal, et pas vraiment politique. À part peut-être Judith Waintraub qui est une journaliste politique. Les autres, c'était Quatremer à Libération je crois  [Jean Quatremer écrit sur SOS entre octobre 1987 et juin 1990], ce n'était pas vraiment des journalistes politiques, c'était plutôt les services société qui traitaient ça. Et puis, je crois que c'est l'engagement de SOS en faveur de Mitterrand à l'élection présidentielle de 88 – qui était un signe assez clair – qui a changé les choses. À partir de ce moment, ça a été traité à la fois par le service société et par le service politique. Alors il se trouve qu'au Figaro, ça a d'abord été traité par la politique, pour la bonne et simple raison que c'est moi qui ai commencé à m'intéresser à ça. Mais ensuite, je crois que ça a été traité par les deux rubriques je crois. Et puis dans la dernière phase, il n'y avait plus que les retombées politiques qui intéressaient les journaux. À la fin, SOS devenait presque une tendance du PS, donc c'était un traitement très politique [22].

Alors que les journalistes des quotidiens identifiés comme « de gauche » sont disposés à accorder une large couverture à des mouvements sociaux et antiracistes qu'ils considèrent généralement avec leurs lecteurs comme positifs, la rédaction du Figaro est évidemment beaucoup moins susceptible de consacrer une surface rédactionnelle importante à un mouvement de jeunes et à une organisation antiraciste qui apparaît vite hostile au Front national et aux propositions électorales de l'UDF et du RPR en matière « d'immigration ». Toutefois, selon Thierry Portes, le désintérêt relatif du Figaro pour SOS n'est pas seulement dû à des causes politiques ou à l'organisation interne de la rédaction mais s'explique aussi par les caractéristiques de ceux qui dirigeaient alors Le Figaro qu'il décrit comme peu susceptibles – par construction intellectuelle – de s'intéresser à un mouvement antiraciste de jeunes adoptant une forme inhabituelle .

Thierry Portes – Le Figaro, au début, n'a pas souhaité traiter SOS-Racisme. Ça n'est venu que plus tard. Je dois être un des premiers au Figaro a avoir traité ce mouvement... C'est parce que les gens qui étaient aux commandes étaient des gens âgés  [il s'agit probablement de Max Clos et de Charles Rebois et sans doute d'autres membres de la hiérarchie de la rédaction]. C'était vraiment un phénomène de génération. C'est vrai qu'ils n'avaient rien vu venir. Alors ils partaient du principe que ce n'était pas le lectorat du Figaro, et donc que ça ne servait à rien d'en parler... Et ils ne comprenaient pas de toute façon l'importance que ça avait...  [...] Ce que je sais c'est qu'au Figaro, ils n'aimaient pas trop en parler. [...] C'était une question de culture et de génération, les mouvements de jeunes les effrayaient. Enfin, de toute façon, ils ne comprenaient pas ce mouvement, ils ne l'ont jamais compris, ils n'ont compris qu'à la fin[23].

La logique que, selon Thierry Portes, les dirigeants du Figaro utilisent pour justifier l'attention réduite du quotidien à l'égard de SOS en 1985 est la même que celle avancée par les responsables de Libération pour expliquer la publication des cahiers spéciaux : Libération aurait reconnu « son public » dans les jeunes portant le badge, alors que les dirigeants du Figaro n'auraient pas estimé qu'ils correspondaient à leur lectorat[24]. Le lectorat du Figaro, sensiblement plus âgé que ceux de Libération ou du Monde, est supposé ne pas s’intéresser à un mouvement « de jeunes » qui, de surcroît, appartient à un secteur politique traditionnellement « de gauche ». La rédaction du Figaro ne peut donc pas avoir, vis-à-vis des concerts de SOS, les mêmes arrière-pensées publicitaires que celles de Libération ou du Nouvel Observateur. La concurrence des autres journaux de la presse écrite ou des journaux télévisés qui, entre mars et juin 1985, traitent abondamment de SOS ne conduit pas la rédaction du Figaro à se montrer plus attentive aux actions de l'association (c'est cependant au moment du concert de la Concorde, alors que l'ensemble de la presse semble s'enthousiasmer pour SOS que le journal lui consacrera le plus d'articles – dans notre corpus en 1985, 44 % des articles du Figaro dont le sujet principal est SOS-Racisme sont publiés à l'occasion du concert –). Ainsi, le quotidien n'accorde à SOS que très peu de surface rédactionnelle en 1985, puisque Le Figaro est le journal qui fait paraître le moins d'articles sur SOS-Racisme en 1985, mais aussi durant l'ensemble de la période considérée jusqu'en 1992. Selon Thierry Portes, il n'est pas sûr qu'il s'agisse là d'une politique clairement réfléchie par les principaux membres de la rédaction du Figaro mais plutôt d'un manque d'intérêt pour des objets journalistiques de ce type : les propositions d'articles traitant de SOS sont alors plus ou moins systématiquement écartées en conférence de rédaction par la hiérarchie du journal.

Thierry Portes – Les dirigeants ne s'intéressaient pas à SOS.
Q – Mais vous n'aviez pas d'instructions de ne pas écrire sur SOS...
R – Ca ne se passe pas comme ça. Les premiers temps Le Figaro ne traitait pas SOS, parce qu'on privilégiait d'autres événements. En revanche, Libé faisait des « unes », des cahiers spéciaux au détriment d'autres événements. Quand il y a 10 événements dans le week-end, des événements d'importance à peu près égale, il faut choisir lequel privilégier. Si ce n'est que SOS réunissait toujours une foule énorme, donc a priori ça méritait un traitement, mais Le Figaro ne le traitait pas[25].

Il semble qu'en 1985 et 1986, alors que SOS conserve en grande partie son image initiale d'association de jeunes « apolitique », les rédacteurs du Figaro ne parviennent pas à trouver un angle journalistique permettant de critiquer l'association. Tant qu'il n'est pas plus largement connu et admis que les animateurs de SOS appartiennent au Parti socialiste, il est difficile au seul Figaro de mettre en cause le caractère politique d'une association qui n'a donné aucune preuve de collaboration avec le gouvernement autre que la sollicitation de subventions ministérielles lors de ses concerts, se gardant en particulier de prendre parti durant la campagne des législatives en 1986. En outre, critiquer une association antiraciste constitue probablement un risque pour une rédaction et des journalistes qui sont, plus que dans d'autres quotidiens, susceptibles d'être accusés d'engagement partisan ou même de « racisme ». Ainsi, la publication par Le Figaro, lors de la première action menée par SOS-Racisme à la suite de la mort d'Aziz Madak à Menton, des extraits du casier judiciaire de celui-ci, destinés à montrer que la « victime » n'était pas aussi immaculée que SOS et des journaux « de gauche » l'affirmaient, avait entraîné de nombreuses protestations dans la presse[26]. Les nombreuses critiques adressées au Figaro après la publication de cette série d'articles ont sans doute conduit les journalistes à traiter avec plus de prudence des questions de l'immigration et à moins s'intéresser à l'apparition d'une nouvelle association antiraciste. La rédaction du Figaro essaye ensuite à ne pas être mise en accusation sur la question du « racisme », mais cherche également à éviter de participer à la campagne de promotion de SOS-Racisme.

Thierry Portes – Mais au tout début, l'idée que SOS-Racisme était un mouvement de gauche récupéré par le PS était vraiment une thèse qui était difficile à soutenir et à affirmer de cette façon. Comment dire ? Il y avait quand même un consensus pour penser que c'était un mouvement de jeunes. Même si tout le monde voyait bien les implications que ça avait. Ça n'a craqué que tard, dans les années 90[27].

La plupart des premiers articles que Le Figaro publie entre le 15 février 1985 et le concert de la place de la Concorde manifestent une forte hostilité à l'égard de SOS[28]. Le 3 mai 1985, Le Figaro publie un article de Jean Bothorel qui dénonce les tentatives d'instrumentalisation de SOS : « Ce qui est des plus troublant, dans cette affaire, c'est l'acharnement que mettent les partis de gauche à récupérer le mouvement. Une fois de plus les dirigeants socialistes et communistes veulent être les seuls à pouvoir s'identifier à l'antiracisme ». L'auteur de l'article cite des propos d'Eric Ghébali, secrétaire général de SOS qui, en dénonçant des tentatives d'utilisation partisane de SOS, tend à soustraire l'association aux accusations d'engagement politique dont elle est déjàl'objet[29]. Jean Bothorel semble d'ailleurs croire les fondateurs de SOS lorsqu'ils affirment vouloir maintenir leur indépendance politique : « La formule “touche pas à mon pote” a ceci d'original qu'elle est difficilement récupérable, qu'elle sort de l'épure traditionnelle, qu'elle renvoie au concept de “l'amitié” qui est sentimental et non à celui de “l'égalité” qui est idéologique. Sans doute est-elle simplificatrice, comme elle est loin d'être parfaite. Qu'au moins les socialistes et les communistes veuillent bien la laisser aux jeunesqui l'ont inventée »[30]. Les responsables de SOS-Racisme, en dénonçant ces « tentatives de récupération », font parler de l'association dans les colonnes du Figaro tout en diffusant l'image de neutralité politique qu'ils souhaitent imposer. Toutefois, après ce premier article « favorable », les journalistes du Figaro deviendront vite critiques envers SOS-Racisme[31]dont la cible principale est alors le Front national que Le Figaro n'attaque pas entre 1985 et 1988 avec autant de vigueur que le reste de la presse[32].

Tableau 2

Articles du Figaro consacrés aux concerts de SOS publiés 6 jours avant et
                    6 jours après les concerts.


Année

Articles avant le concert

Articles après le concert

Total

1985

2

2

4

1986

1

1

2

1987

0

0

0

1988

1

0

1

1989

0

1

1

1990

1

1

2

1991

0

1

1

1992

0

0

0

Total

5

6

11

Avant le concert du 15 juin 1985, Le Figaro publie un article de Joseph Macé-Scaron mettant en cause le manque de « représentativité » et la « politisation » de SOS-Racisme ; il estime alors que si le « Tout Paris “chébran” s'apprête à assister à ce “must” de l'antiracisme, les principaux intéressés – les Beurs – boudent ce happening médiatique » puis il cite des extraits de la lettre de Delorme publiés quelques jours plus tôt par Le Monde[33]. Le journaliste écrit que « Les associations antiracistes mettent surtout en doute l'indépendance de SOS-Racisme. Outre les sympathies de gauche du leader du mouvement, Harlem Désir, on relève l'engagement du “théoricien” du mouvement : Julien Dray, ancien de la Ligue communiste révolutionnaire, aujourd'hui militant du parti socialiste. Bien sûr, les membres de SOS-Racisme réfutent l'accusation tout en reconnaissant que nombre d'entre eux appartiennent aux Jeunesses socialistes ». Le journaliste constate en outre que les organisateurs du concert ne refusent pas l'aide du ministre de la culture Jack Lang qu'il estime ne pas être « tout à fait innocente ou désintéressée ». Enfin, Joseph Macé-Scaron ajoute qu'en « portant sur la scène nationale le problème du racisme, en liant ce problème étroitement à celui de l'immigration, le mouvement finit par être accusé – y compris par des militants antiracistes traditionnels – d'aggraver la tension au lieu de la dissiper.  [...] L'effet immédiat de la campagne de SOS-Racisme, c'est d'avoir fait fleurir un peu partout des titres tels que « Le retour du racisme » ou « La France est-elle vraiment raciste ? ». Curieuse façon d'apaiser le débat »[34]. L'article de Joseph Macé-Scaron comprend déjà en 1985 la plupart des critiques qui vont ensuite être formulées à l'encontre de SOS-Racisme jusqu'en 1992 : « politisation » occulte, « récupération » par le Parti socialiste, manque d'assise chez les « beurs », et effets contre-productifs des campagnes qui tendraient à augmenter les tensions racistes. Toutefois, ces attaques n'auront alors que très peu d'échos : il semble d'une part que le public n'est pas en mesure d'accepter sur SOS un angle journalistique aussi radicalement opposé à l'ensemble de ce que la presse et la télévision ont jusqu'alors dit et écrit sur l'association, d'autre part que provenant du Figaro, journal identifié au personnel politique de l'UDF et du RPR, cette critique de SOS est alors moins crédible que lorsqu'elle sera plus tard reprise dans Le Monde et dans Libération ou lorsqu'elle émanera de membres du Parti socialiste.
      Le lendemain de la fête, si Henri Paillard reconnaît que « nul ne contestera que la grande fête de samedi, le « Woodstock de l'antiracisme » ait été un succès populaire », il estime que « l'attrait de voir et d'entendre des groupes souvent inaccessibles expliquent aussi le succès » d'une fête qu'il juge toutefois « fort coûteuse ». En effet, le journaliste estime que si Woodstock « avait été largement spontané et surtout indépendant d'un pouvoir qui, à l'époque, était contesté », la fête de SOS « a bénéficié à l'évidence d'une bienveillance, de la manne et de l'encadrement – au moins moral – des pouvoirs publics » puisque « Jack Lang l'a parrainée politiquement et soutenue en partie financièrement » conjointement à des « sponsors, essentiellement des sociétés nationales ». En outre, Henri Paillard demeure sceptique sur la capacité d'une telle fête à remplir son objectif affiché, affaiblir le « racisme » : « Mais "Touche pas à mon pote"  [...], les mains en plastique flottant au-dessus de la Concorde,  [...] les musiciens de toutes les races, les bons sentiments, tout cela suffit-il à en finir avec le racisme ? »[35]. Après le concert de la Concorde, la rédaction du Figaro ne s'intéressera que peu, pendant quelques mois, aux initiatives de SOS-Racisme, en particulier à la « troisième marche » qui s'achève à Paris le 7 décembre 1985 et qui ne donne lieu à aucun article, comme d'ailleurs les marches de 1983 et de 1984 qui n'avaient pas retenu l'attention du journal. On peut faire l'hypothèse que les journalistes du Figaro ne s'intéressent pas, pour des raisons d'organisation interne du journal et de pratiques professionnelles constituées, à une action de mobilisation sur les « problèmes de l'immigration », ou bien – si on ne redoute pas de surestimer la cohérence des choix rédactionnels – que les dirigeants du Figaro ne tiennent pas à devoir se prononcer sur une forme de protestation légitime – une marche pacifique – des « jeunes issus de l'immigration » que le journal ne peut affecter d'accueillir favorablement sans craindre de mécontenter une partie de son lectorat et qu'il ne peut pas davantage mettre en cause, sans risquer de se voir accuser de « racisme » ou de favoriser « l'extrême droite ».
    Durant la première année d'existence de SOS-Racisme, la couverture de SOS par les journalistes du Figaro s'avère donc – cela ne saurait nous surprendre – à la fois parcimonieuse et critique. Cette orientation rédactionnelle va perdurer durant les premiers mois de la cohabitation, puis au cours de la campagne électorale de 1988. Durant cette période, les actions de SOS dirigées contre le gouvernement seront régulièrement mises en cause par les journalistes du Figaro, en particulier lors des campagnes de SOS contre la réforme du Code de la nationalité et au moment de l'organisation par l'association de meetings de soutien à la candidature de François Mitterrand.


B) Le retour des logiques d’opposition politique : la Cohabitation

À partir de l'été 1986, après la campagne contre les « bavures » et la participation de SOS aux manifestations étudiantes de décembre, les fondateurs de SOS-Racisme sont alors de façon croissante considérés comme des adversaires par le personnel politique appartenant à la majorité parlementaire. La couverture de l'association par le Figaro – qui tend alors à appuyer le gouvernement de Jacques Chirac[36] – s'en ressent fortement. Le nombre d'articles consacrés à SOS par le journal tend à décroître, passant d'un article tous les vingt-six jours entre février 1985 et mars 1986 à environ un article tous les soixante jours entre avril 1986 et mai 1988 (voir ci-dessus tableau 1), soit une diminution proportionnellement plus importante que celle que connaît le Monde qui, d'un texte tous les six jours jusqu'en mars 1986, n'en publie plus qu'un tous les dix jours entre avril 1986 et mai 1988[37]. La proportion d'articles du corpus codés positivement tend à décroître entre la période qui précède les élections législatives et celle de la cohabitation. Nous pourrons constater qu'à mesure que se rapprochera l'échéance de l'élection présidentielle et, par conséquent, que la rivalité politique entre les titulaires de Matignon et de l'Elysée se fera plus vive, les journalistes du Figaro tendront à durcir le ton employé à l'égard de SOS-Racisme et ce d'autant plus que l'association s'engagera activement et directement dans la campagne en faveur de François Mitterrand.
      Ainsi, lors du second concert de l'association, Michel Chamard juge que celui-ci est « un semi-échec après la gigantesque fête de l'an dernier » puisque les spectateurs « n'étaient que cent mille ». Le journaliste du Figaro s'étonne que « le gouvernement  [ait] accordé une subvention de 350.000 francs pour l'organisation de ce concert, par l'entremise de Philippe Seguin, ministre des Affaires sociales, et Claude Malhuret, secrétaire d'Etat aux droits de l'homme ! », alors que Jack Lang déclare publiquement qu'il considère que cette fête est « une réponse généreuse, constructive et intelligente à la politique d'exclusion du gouvernement ». Aux animateurs de SOS qui avouent un « déficit de taille », Michel Chamard suggère alors d'aller réclamer de l'argent auprès de « Philippe Seguin et Claude Malhuret, avant de les laisser à nouveau insulter par Jack Lang ou Laurent Fabius »[38]. Un an plus tard, la rédaction du Figaro ne consacrera aucun article au concert de SOS, ni avant son déroulement ni après, boycottant manifestement un événement qui retient moins l'attention de la presse que les deux premiers concerts mais que la majorité des autres quotidiens annonce (à l'exception de La Croix et de l'Humanité) et dont la plupart rendent compte (à l'exception une nouvelle fois de La Croix). À partir de 1987, les commentaires des journalistes du Figaro tendent à devenir plus sévères. Lors de la manifestation du 15 mars 1987 contre le Code de la nationalité réunissant les partis politiques d'opposition, les associations antiracistes et les « sections régionales de SOS-Racisme dirigées par Harlem Désir », François Terré écrit que « derrière les manifestants, on discerne une manœuvre subversive. L'idéologie qui l'inspire a prospéré à l'ombre de l'œcuménisme marxiste-léniniste. Elle consiste à délier la gerbe des attributs inhérents à la nationalité et à faire progressivement éclater celle-ci.  [...] L'actuelle contestation est inséparable de cette entreprise. Ses meneurs la parent de toutes les vertus. Ils ironisent sur les symboles et les tabous. Ils agitent le slogan de la société pluraliste, et même « plurielle ». Finie une assimilation longtemps nécessaire, les « étrangers-français » ne veulent plus être assimilés, puisqu'ils ne veulent que « s'insérer » dans la société française »[39].
      Cependant, si Le Figaro se montre alors sévère avec SOS, il va, quelques mois plus tard, consacrer de nombreux articles à la participation d'Harlem Désir à l'émission télévisée l'Heure de vérité dont certains apparaîtront curieusement bienveillants à l'égard du porte-parole de l'association – en particulier le premier texte de Thierry Portes sur SOS-Racisme –. Faisant un rapide historique de l'association, celui-ci écrit que lorsqu'en 1983 « de jeunes "beurs" des Minguettes organisent des marches contre le racisme, Harlem Désir et ses amis de faculté suivent de très près cette nouvelle forme de protestation ». Journaliste du Figaro particulièrement indulgent, Thierry Portes n'ajoute pas que ces « amis » appartiennent à coup sûr à la tendance Plus de l'Unef-Id et aux Jeunesses socialistes. Il ne rappelle pas davantage à ses lecteurs la campagne menée par les fondateurs de SOS contre le ministre de l'Intérieur et le gouvernement lors des « bavures » de l'été 1986 ni la participation des militants de SOS aux grèves étudiantes de décembre 1986. En revanche, Thierry Portes estime que durant cette Heure de vérité, Harlem Désir «  [aura] sans doute à cœur d'afficher un apolitisme sans faille » et rapporte qu'Harlem Désir affirme « qu'il ne  [veut] pas appartenir au microcosme et que son mouvement  [n'a] pas vocation à soutenir tel ou tel parti»[40]. Le même jour paraît un autre article de Stéphane Denis qui va également dans le sens d'une atténuation des critiques formulées à l'encontre de SOS dans Le Figaro. Le journaliste écrit en effet que « La politique est manichéenne et l'on est à huit mois d'une élection présidentielle, d'un côté ou de l'autre. Faire de Harlem Désir un sous-marin de l'Elysée procède cependant, d'une analyse sommaire  [...]. Bien sûr des liens existent. Des liens financiers d'abord, encore qu'ils soient modestes et que le changement de majorité en ait atténué l'efficacité. SOS-Racisme a bénéficié de subventions dans le cadre normal du champ d'action reconnu à chaque ministère. Il n'y a eu là, malgré un net emballement à la fin de 1985, qu'une pratique régulière des pouvoirs publics »[41]. On peut difficilement supposer que la publication dans Le Figaro, la veille de l'Heure de vérité d'Harlem Désir, de deux textes beaucoup moins critiques à l'égard de SOS que ceux parus précédemment, ne soit pas la marque d'une volonté de la direction de la rédaction d'adopter une attitude différente, sans qu'il nous soit possible de déterminer les raisons de cette soudaine mansuétude.
      Au contraire, au lendemain de l'émission télévisée, la réaction du Figaro apparaît plutôt réservée à l'égard d'Harlem Désir alors que la plupart des journaux accueillent très favorablement sa prestation. Outre un grand article « factuel » qui rend compte de ses propos et lui fait crédit d'un certain apolitisme[42], Le Figaro publie deux courts commentaires qui se révèlent nettement plus acides que ceux parus avant l'émission. Ainsi, le critique de télévision Renaud Matignon, juge que « M. Désir pour justifier son combat suppose le racisme comme une cause détestable mais indispensable  [...] d'où les effets bizarres qu'ont parfois ses campagnes : elles avivent les peurs et les haines pour mieux les dénoncer.  [...] Candeur ou arrière- pensées ? »[43]. Il estime que, par ce qu'il considère être une instrumentalisation stratégique du « racisme », SOS-Racisme tend à augmenter les tensions raciales plutôt qu'à les résorber, argument que Joseph Macé-Scaron avait déjà formulé avant le concert de la Concorde[44]. Dans le second article, le journaliste ajoute « qu'Harlem Désir avait choisi un certain angélisme qui le poussait à minimiser certains problèmes, à en évacuer d'autres, à se garder de toute prise de position trop "carrée" pour "surtout ne point déplaire" »[45].

Tableau 3

Noms et fonctions des journalistes du Figaro ayant écrit au moins deux
articles présents dans le corpus et ayant SOS pour sujet, avec la date de
parution de leur premier et de leur dernier article.

Journalistes

service et poste rédactionnel

nombre d'articles

date du premier article

date du dernier article

Thierry Portes

politique – rédacteur

12

19-08-1987

10-06-1991

Joseph Macé-Scaron

politique – rédacteur

11

15-06-1985

11-09-1992

Jean Philippe Moinet

politique – rédacteur ?

4

14-03-1988

11-01-1991

Valérie Duponchelle

 

3

26-03-1985

23-10-1989

Jean Bothorel

éditorialiste politique

2

07-03-1985

15-03-1988

Vingt autres journalistes du Figaro ont signé au moins un article.

Jusqu'en 1987, il apparaît difficile de vouloir rapporter les caractéristiques du traitement de SOS dans Le Figaro aux propriétés sociales des journalistes chargés de l'association et à leur position au sein de la rédaction, puisqu'aucun journaliste n'écrit régulièrement sur le sujet : sur les dix-sept textes signés, publiés dans Le Figaro entre mars 1985 et août 1987 et présents dans le corpus, aucun n'a le même auteur. Après 1987, la couverture du Figaro est en partie assurée par un jeune rédacteur, Thierry Portes, pour qui SOS représente un sujet très peu traité par le quotidien et donc un moyen de faire ses preuves en définissant une zone de compétence propre et un mode de traitement de l'information original, sensiblement moins marqué par la ligne éditoriale du journal que celui d'autres rédacteurs.

Thierry Portes – Je suis arrivé en 1986 au Figaro, comme stagiaire, j'avais 25 ou 26 ans. Quand vous êtes stagiaire, vous essayez de proposer des papiers que les autres ne proposent pas, donc c'est vrai que j'ai proposé ces papiers-là sur SOS-Racisme. Les premiers ont dû être publiés en 1987-1988. Il y a aussi une histoire d'âge, parce que, comme j'étais jeune, j'étais plus sensible à ce mouvement que la hiérarchie du journal[46].

La position de Thierry Portes au Figaro est alors très proche de celles de Philippe Bernard au Monde, de Judith Waintraub au Quotidien de Paris ou d'Eric Favereau à Libération en 1985 : ces journalistes jeunes et entrés récemment dans leurs rédactions respectives sont chargés d'écrire sur un objet qui n'appartient pas aux secteurs journalistiques les plus prestigieux (la politique institutionnelle, l'étranger) mais dont la notoriété propre est susceptible de leur permettre d'attirer sur eux l'attention de leur hiérarchie et d'accélérer leur carrière. Ils sont donc conduits à traiter de leur objet de façon prudente – c'est-à-dire sans s'éloigner de la ligne éditoriale de leur rédaction et du mode de traitement de SOS majoritairement adopté dans le reste de la presse – mais aussi originale puisqu'il s'agit pour eux de se démarquer de leurs concurrents à l'intérieur et à l'extérieur de leur rédaction[47]. Si Thierry Portes se montre plus nuancé à l'égard de SOS et beaucoup moins enclin à éreinter l'ensemble des actions menées par l'association que beaucoup de rédacteurs de son journal ou que Judith Waintraub du Quotidien de Paris, c'est parce que la rédaction du Figaro connaît alors un système de contrainte double qui ne récompense pas seulement les rédacteurs qui savent suivre la ligne politique du titre mais qui fait aussi de la capacité à adopter une posture journalistique « neutralisée » une qualité professionnelle reconnue. On remarquera en outre que ce mode de traitement des activités de SOS correspondra assez étroitement à la nouvelle orientation rédactionnelle « recentrée » suivie par Le Figaro après les élections présidentielles de 1988.

Q – Mais votre couverture de SOS n'est pas vraiment négative si je la compare avec ce que faisaient Le Quotidien de Paris et Judith Waintraub, ou même avec ce qu'on pouvait lire dans certains journaux de gauche à partir d'un certain moment...
Thierry Portes – Oui ? Je ne sais pas, en règle générale j'essaye d'être plus ou moins objectif. J'y arrive plus ou moins bien. Non, mais pourquoi voudriez-vous que je sois complètement négatif ?... Au Figaro, on s'adresse plutôt à un lectorat de droite ; cela étant, on est quand même obligé de rendre compte des faits. Waintraub devait avoir une lecture très politique des choses. Et puis dans le mouvement, il y avait un peu de tout, c'est vrai. Il y avait à la tête Julien Dray et quelques autres qui étaient politiques, mais la masse du mouvement était quand même constituée de jeunes qui... C'était un véritable mouvement de jeunes. Ils avaient le cœur à gauche comme la jeunesse à 20 ans...[48].

Cependant, la plupart des articles de Thierry Portes consacrés à SOS ne seront publiés qu'après mai 1988 : jusqu'à cette date, Le Figaro soutient la candidature de Jacques Chirac que SOS-Racisme combat. Jusqu'au second tour des élections présidentielles, la totalité des articles ayant SOS pour sujet mettront en cause l'action de l'association. Ainsi le meeting du « Grand Rancard », au début de la campagne présidentielle, est l'occasion d'une série de textes fortement critiques. Jean-Philippe Moinet se demande si « le vernis de “l'apolitisme” de SOS-Racisme  [n'est pas] en train de craquer ? » et considère qu'en dénonçant « la “démocratie de l'exclusion”  [...], “celle des bavures policières, des attentats racistes, du saccage de la vie sociale” », « les amis de Harlem Désir ont ouvertement choisi leur camp ». Le journaliste écrit qu'au « Bois de Vincennes, la " fête des potes " avait tout de l'apparat du meeting politique  [...], discours, langue de bois, beaucoup de musique et quelques artistes certes, mais des tracts sans ambiguïté : “La droite au pouvoir c'est plus de profit, de chômage et d'exploitation ! ” Signé : Jeunesse socialiste ». Jean-Philippe Moinet apprend de surcroît à ses lecteurs que « Dans l'ombre des coulisses, l'omniprésent Jack Lang jubilait, glissant prudemment : “Notre idéal est le leur... et inversement” »[49]. Le journaliste n'a alors pas besoin d'ajouter un commentaire critique, il lui suffit de citer les déclarations d'Harlem Désir soutenant François Mitterrand : au cours de la campagne électorale celles-ci ne peuvent qu'apparaître agressives à un journaliste et à un lecteur du Figaro. Le lendemain, Jean Bothorel écrit dans un texte très engagé que « La gauche amorce une nouvelle offensive contre Jacques Chirac, sur un thème qu'elle manie avec habileté depuis maintenant une bonne dizaine d'années : la montée du racisme, voire du fascisme, en France.  [...] SOS-Racisme, que François Mitterrand caresse avec ostentation, et dont le prétendu " apolitisme " a fini, depuis longtemps, de faire illusion, s'en est pris directement au candidat du RPR, proclamant sans vergogne, “l'alliance Le Pen-Chirac” ». L'éditorialiste ajoute que « nul n'en doute, SOS-Racisme roule pour le président sortant : SOS-Racisme et François Mitterrand agitent la “bête immonde” pour servir des desseins bassement électoraux »[50].
      L'angle journalistique critique employé par les rédacteurs du Figaro durant la cohabitation pour présenter et commenter l'action de SOS a pour origine la logique politique qui détermine les principales orientations de la ligne éditoriale de la rédaction et en particulier les contraintes induites par le soutien que le journal apporte à la candidature de Jacques Chirac. Cependant, après le scrutin, la tonalité des articles que Le Figaro consacre à SOS va sensiblement se transformer. Cette évolution aura pour origine l'arrivée de nouveaux dirigeants à la tête du journal qui entendront atténuer le caractère partisan de sa ligne éditoriale et la présence d'un journaliste chargé de SOS – Thierry Portes – qui ne se montre pas hostile envers l'organisation antiraciste.

C) La stratégie de recentrage du Figaro après 1988

Après avoir fortement augmenté entre 1980 et 1985, les ventes du Figaro régressent légèrement entre 1986 et 1989[51], ce que les professionnels de la presse attribuent alors au caractère trop partisan de la ligne éditoriale et à la mauvaise réputation professionnelle de la rédaction. Après les élections législatives de 1988, Robert Hersant souhaite modifier la ligne politique du Figaro et transformer son image publique pour rétablir sa crédibilité. Il écarte de la direction du journal Max Clos qui avait dirigé le quotidien depuis 1976 et qui incarnait l'orientation politique et journalistique antérieure et nomme un nouveau chef du service politique[52].

Robert Hersant : “J'ai lu avec dégoût depuis des semaines un journal plein de fantasmes, d'agressivité et de mensonges” [...].“Clos est trop engagé. Nous devons absolument changer. Nous ne pouvons plus faire un journal de combat.” Le vice-PDG du Figaro, Philippe Villain, a mis la politique de recentrage en musique. Au service politique, Charles Rebois, promu dans une retraite dorée, a été remplacé par Baudoin Bollaert qui, ayant fait toute sa carrière en poste à l'étranger, était resté vierge en matière de politique intérieure  [...][53].

Max Clos est remplacé en novembre 1988 par Franz-Olivier Giesbert, ancien rédacteur en chef du Nouvel Observateur, qui, arrivant d'un hebdomadaire doté d'une image « de gauche », est chargé de « recentrer » symboliquement Le Figaro, c'est-à-dire de lui faire perdre une réputation de « tract politique »[54] établie depuis 1975 et encore renforcée entre 1986 et 1988. Toutefois, si, sous la direction de Franz-Olivier Giesbert, Le Figaro n'est plus aussi proche qu'auparavant des intérêts politiques du RPR et de l'UDF, il reste un journal globalement orienté « à droite », et donc souvent critique à l'égard des partis « de gauche » et des organisations qui leur sont réputées proches.

 [Le jour de l'arrivée de Franz-Olivier Giesbert au Figaro], Clos a fait le nouveau plan de table. Il laissait son ancienne place.  [...] La hiérarchie s'est levée quand FOG est entré. Giesbert : “D'aucuns peuvent s'étonner, mais je suis journaliste avant tout. Je ne suis inféodé ni à un parti, ni à une idéologie. Je me suis employé à désocialiser Le Nouvel Observateur, ce n'est pas pour socialiser Le Figaro”.  [...] S'il n'a pas fait gagner un lecteur au Figaro, tout ce remue-ménage n'y a provoqué ni révolution ni coup de théâtre. Il suffisait de lire le quotidien pour s'apercevoir que rien n'avait changé.  [...] Six mois après son arrivée, Max Clos félicitait Giesbert pour sa rigueur en matière d'immigration : “Ils sont un peu à droite, vos éditos. j'aurais eu du mal à en faire autant”. Le Figaro roulait pour les chefs de la droite comme devant. À la campagne européenne de 1989, il est passé sur les corps des rénovateurs de l'opposition. Leur chef de file RPR, Philippe Seguin, a téléphoné au nouveau directeur de la rédaction pour lui dire que, si c'était ça le changement, il aurait mieux fait de rester où il était. La bande à Léo ne décolérait plus[55].

Cependant, si les principales orientations de la ligne rédactionnelle du Figaro sont maintenues, celle-ci connaît quelques aménagements, en particulier de forme : la critique des organisations « de gauche » ne retrouve pas la virulence qu'elle pouvait prendre sous la plume de Max Clos ou des journalistes que celui-ci sollicitait. L'arrivée de Franz-Olivier Giesbert entraîne ainsi de façon visible une rupture avec l'orientation qui prévalait auparavant au sein du journal et un assouplissement dans le traitement des organisations « de gauche ». Il serait cependant imprudent de conclure que ce changement de contenu provient directement d'instructions données par la nouvelle direction du journal. On peut faire l'hypothèse que la ligne éditoriale « de combat » instaurée par Max Clos, était mise en œuvre par des journalistes qui n'auraient pas toujours souhaité adopter une attitude aussi radicale. L'arrivée de Franz-Olivier Giesbert aurait ainsi entraîné un relâchement des contraintes et des autocontraintes induites par une configuration de la rédaction dominée par Charles Rebois et Max Clos[56]. On peut également penser que certains journalistes ont pu anticiper sur ce qu'ils pouvaient supposer devoir être la nouvelle ligne éditoriale du journal avant même que celle-ci ne se traduise par un changement des orientations de la hiérarchie de la rédaction. Dans sa couverture de SOS-Racisme, Le Figaro tend donc après 1988 à atténuer les critiques qu'il adresse à l'association antiraciste. Les articles consacrés à SOS sont généralement écrits par Joseph Macé-Scaron et Thierry Portes[57], journalistes du service politique qui suivent de manière régulière les actions de l'association, comme les « rubricards » de certains journaux, sans être pour autant spécialisés dans un « secteur de l'immigration » qui n'est pas constitué au Figaro (voir tableau 3). Au sein de notre corpus, le taux des articles codés négatifs diminue et passe de 71 % entre 1985 et 1986, et de plus de 50 % entre 1986 et 1989, à 33 % entre 1989 et 1992. De même, le taux d'articles codés positivement passe de moins de 8 % durant la cohabitation à plus de 20 % entre 1988 et 1992 tandis que le nombre d'articles codés neutres s'accroît également (voir tableau 1) ; simultanément, 45 % des articles sur SOS-Racisme publiés entre 1989 et 1992 dans Le Quotidien de Paris ont été codés négatifs et seulement 13 % positifs, alors que durant la dernière phase de la cohabitation, 71 % des articles de ce journal présents dans le corpus ont été codés négatifs contre seulement 4 % codés positifs (voir tableau Quot1). Le Figaro se montre donc constamment moins négatif que Le Quotidien de Paris après 1988, ce qui s'explique en partie par la stratégie de la rédaction qui a le souci de ne pas apparaître aussi systématiquement hostile aux organisations de gauche que celle dirigée par Philippe Tesson. Les animateurs de SOS-Racisme interrogés en 1990 estiment que Le Figaro se montre souvent assez clément à leur égard. Selon Véronique Lambert, l'attachée de presse de SOS, les articles satisfaisants publiés par le Figaro tiennent beaucoup à la personne de Thierry Portes qui, lui, semble avoir une opinion positive de l'action de l'association[58]. Mais Véronique Lambert et Malek Boutih paraissent tous deux surpris que les articles publiés par le Figaro soient parfois plus favorables que ceux de Libération, qui cherche alors au contraire à prendre ses distances avec SOS :

Véronique Lambert – Je peux te montrer des articles du Figaro qui sont bien meilleurs que ceux de Libération. À vrai dire, souvent sur les concerts de SOS, sur le congrès de Longjumeau, les meilleurs papiers, c'est le Figaro qui les fait. Alors, je ne suis pas sûre que si ça avait été un autre journaliste  [Il s'agit de Thierry Portes], on aurait eu le même article, mais ça c'est...[59].

Malek Boutih – La presse de droite, elle, a été hostile, oui ; beaucoup plus au début d'ailleurs qu'une fois que l'association commençait à avancer. D'ailleurs, je ne peux pas te dire que nous sommes maltraités dans le Figaro. Objectivement, eu égard à ce qu'est ce journal et aux valeurs qu'il défend... Il y a des critiques, certes. Ils peuvent nous descendre en flèche, mais par ailleurs on n'est pas maltraités. Et y compris, lorsqu'on mène une action, les comptes-rendus de presse sont quelquefois plus honnêtes, de notre point de vue, dans Le Figaro que dans Libération. Ça nous est arrivé[60].

Après 1988, la position de Libération au sein du champ de concurrence de la presse quotidienne – principal quotidien « de gauche » depuis la disparition du Matin de Paris – tend, comme nous l'avons déjà analysé, à induire des stratégies de maintien de la crédibilité journalistique du titre, qui conduisent à favoriser la publication d'articles critiques à l'égard des organisations « de gauche ». À l'inverse, la position du Figaro et sa réputation de journal « de droite » tendent à conduire à l'adoption d'une ligne éditoriale visant à corriger une image publique trop radicale risquant de nuire à la diffusion du quotidien. Le traitement comparé du Congrès de Longjumeau par Libération et Le Figaro est à cet égard révélateur. Alors que Jean Quatremer subit la mauvaise humeur des animateurs de SOS pour avoir parlé d'un abandon de la revendication du droit de vote des immigrés aux élections locales et d'un alignement de l'association sur les positions de Michel Rocard, Thierry Portes est au contraire crédité des « meilleurs papiers » parus sur le sujet par les dirigeants de l'association. Les reproches adressés par Harlem Désir au premier ministre socialiste ainsi que la présence d'Antoine Waechter à la tribune du congrès amènent Thierry Portes à souligner la relative indépendance politique de SOS-Racisme qui, selon lui, n'a « plus aujourd'hui l'oreille du pouvoir « : « Tous deux partisans du ni-ni (ni à gauche, ni à droite), Harlem Désir et Antoine Waechter se sont trouvés hier sur la même longueur d'onde ». Le journaliste estime d'ailleurs que « si le pouvoir reste sourd aux appels de SOS, la faute en revient à Michel Rocard » qui « a été, après Le Pen et la droite, la principale cible du congrès » puisque « Harlem Désir a averti la gauche et en premier lieu Michel Rocard : “Ce n'est pas en mettant son mouchoir sur ses valeurs, ce n'est pas avec des idées molles que l'on peut faire baisser le Front national” »[61]. En outre, Thierry Portes ne met pas en doute les chiffres d'adhésion avancés par l'association sur elle-même – en particulier les 17.000 membres et les 300 comités – et ne rappelle pas à ses lecteurs l'appartenance des membres fondateurs de SOS au Parti socialiste, l'élection de Julien Dray à l'Assemblée nationale ou l'attitude de l'association durant la dernière élection présidentielle. Tout ce qui pourrait être utilisé pour mettre en cause l'action de SOS est ainsi omis par Thierry Portes. Quelques mois plus tard, lors du concert de 1989, le même journaliste souligne l'importance du public présent devant la scène[62]. Il écrit que les « hommes politiques, grâce à SOS-Racisme, étaient venus pour chaleureusement reconstituer l'union de la gauche », mais il juge que si « la gauche » disposait ce soir-là du monopole de l'antiracisme, c'était surtout parce que « la droite, elle, ne s'était pas déplacée. Sous la tente des invités, on cherchait pourtant certains CDS qui avaient annoncé leur venue. Personne semble-t-il n'est arrivé »[63]. L'année suivante, pour le concert de 1990, Thierry Portes se montre une nouvelle fois conciliant envers SOS « qui a remporté son pari sur la pluie... et certains« météorologues ». De mauvais augures avaient en effet annoncé l'échec de la manifestation antiraciste. Des socialistes notamment, les mêmes qui, après avoir soutenu cette association, ont boudé samedi sa soirée », pourtant constate-t-il « la foule était bien là, face à la scène »[64].
      Cependant, si après 1988, la stratégie rédactionnelle du Figaro tend à entraîner la publication d'articles neutres ou bienveillants pour l'association, il serait sans doute erroné de considérer que ce journal se montre à long terme favorable à SOS. En effet, lorsque l'image publique du quotidien aura été partiellement transformée par les changements apportés à la forme et à la tonalité des articles, la couverture du Figaro redeviendra progressivement critique à l'égard d'une association devenue plus vulnérable depuis « l'affaire du foulard islamique ». On verra coexister pendant quelques mois des articles neutres ou bienveillants écrits par Thierry Portes et des articles critiques signés par Joseph Macé-Scaron et Jean-Philippe Moinet. Le Figaro ne fera d'abord que rendre compte de l'augmentation des attaques contre SOS provenant des rangs mêmes de « la gauche » et accordera une attention plus soutenue à l'association France-Plus au moment où celle-ci se montre particulièrement active.

D) De l'affaire des foulards à la guerre du Golfe : l’accentuation de la critique

Il semble que le Figaro change d'attitude à l'égard de SOS à partir de « l'affaire des foulards » et de la publication du livre de Serge Malik « L'histoire secrète de SOS-Racisme », c'est-à-dire à peu près au même moment que la rédaction de Libération. « L'affaire des foulards » est en effet pour les journalistes du Figaro la première occasion de mettre en cause l'organisation antiraciste en apparaissant en accord avec une partie de la gauche et des « intellectuels » qui la soutenaient. Il était auparavant difficile pour les journalistes du quotidien d'utiliser contre SOS un angle critique qui ne se réduise pas à la pure et simple dénonciation du caractère « politique » de son action, dénonciation apparaissant probablement plus calculée et moins légitime dans un journal identifié comme « de droite » que sous la plume d'un rédacteur de Libération ou du Monde[65]. Ainsi Le Figaro est contraint de s'appuyer sur les nouvelles ressources critiques issues de la publication du livre de Serge Malik ou des attaques d'acteurs politiques auparavant réputés proches des organisations antiracistes. En outre, le journal ne fait souvent que reprendre une information critique déjà publiée dans des quotidiens « de gauche ». Si on retient l'hypothèse que la rédaction du Figaro avait retenu et atténué les attaques envers SOS que la logique de sa ligne politique appelait, pour des raisons tenant en partie au travail symbolique de transformation de l'image publique du journal, on comprend que la généralisation au sein de la presse « de gauche » d'une attitude critique ait pu entraîner, en mettant fin aux risques d'isolement pour le quotidien, un retour à une ligne éditoriale moins conciliante à l'égard de l'association. Quelles que soient les bonnes relations personnelles que Thierry Portes entretenait avec les animateurs de SOS, il ne lui était pas possible de maintenir un traitement qui leur était favorable – en particulier en s'abstenant de rappeler l'engagement politique de ses fondateurs – alors même que l'ensemble de la presse devenait critique, notamment sur la question de l'appartenance de Julien Dray au PS. Protégée des accusations de « racisme » ou de traitement partisan de l'information, par la généralisation de la critique de SOS-Racisme à des acteurs politiques « de gauche », la rédaction du Figaro était en mesure de reprendre une ligne éditoriale hostile à l'association d'Harlem Désir.
      Ainsi, lors de l'affaire du foulard, Joseph Macé-Scaron met en cause SOS-Racisme en reprenant les reproches que lui adressent certains courants du Parti socialiste. Le journaliste du Figaro écrit que « Jadis, la laïcité constituait le terreau commun de la gauche. Or, les idées défendues par SOS-Racisme, propagées par de nouveaux élus de la « génération Mitterrand », ont mis à mal ce que le conflit enseignement public-enseignement privé n'était pas parvenu à entamer.  [...] Quant à SOS-Racisme, Jean Poperen ne s'embarrasse pas de nuances : “Ils s'égarent” »[66]. Selon Thierry Portes, c'est la prise de position de SOS sur « l'affaire du foulard » qui a conduit à la multiplication des critiques et des condamnations de l'association, en particulier chez des intellectuels et des hommes politiques appartenant au Parti socialiste :

Thierry Portes – Alors, ce qui les a vraiment tués, c'est en réalité l'affaire des foulards. C'est de soutenir le foulard à l'école. C'est là qu'Arezki Dahmani organise un meeting à la mutualité où Finkielkraut attaque SOS... Il y a plein d'anciens de SOS qui basculent alors de l'autre côté, parce qu'on voit bien que c'est l'école, c'est le thème de l'école laïque. La gauche prend conscience de la perversité qu'induit le discours de SOS sur le thème de l'école laïque. Alors après, ceux qui critiquent SOS poussent trop loin en disant que c'était pervers dès le départ, ce qui est faux à mon avis...
Q – Mais la position de SOS, n'était-ce pas une position mitigée : il ne faut pas exclure les jeunes filles de l'école laïque même s'il est nécessaire de tolérer momentanément certains écarts...
R – Oui, mais quand il y a ce type d'affaire qui ressemblait un peu à l'affaire Dreyfus, en plus petit, vous ne pouvez pas être sur une thèse mitigée. C'est la thèse que Jospin a ensuite repris un peu et dont Bayrou ne s'écarte pas tellement en définitive dans les faits. Mais sur le discours, pas sur les actes, ce n'est pas possible de faire dans la finesse, le discours de SOS était plutôt qu'il fallait les accepter[67].

Curieusement, Thierry Portes ne semble pas porter au crédit de l'association le fait que l'attitude qu'elle préconisait lors de « l'affaire des foulards » a été adoptée en pratique par plusieurs ministres de l'Education nationale successifs, ce qui pourrait laisser penser qu'elle était la plus conciliable avec les différentes contraintes auxquelles étaient soumis les pouvoirs publics. Le journaliste, comme d'ailleurs le reste de la presse, paraît avoir attendu de SOS-Racisme une position de principe défendant la « laïcité » et condamnant le « droit à la différence » incarné par la revendication des jeunes filles[68]. On peut aussi penser que mis en position au cours de l'entretien d'expliquer le changement d'attitude du Figaro, Thierry Portes réinterprète a posteriori la polémique sur le foulard, attribuant à SOS-Racisme des positions extrêmes qu'il est conduit à condamner, justifiant ainsi le futur traitement critique de l'association[69].
      Selon Thierry Portes, les attaques formulées par des hommes politiques du RPR ou de l'UDF, voire du FN ou encore par les journaux identifiés à ces partis ne pouvaient pas atteindre le crédit public de SOS puisque leur point d'origine contribuait à en affaiblir la porté et la légitimité. En outre, lorsque le personnel politique ou les journaux « de droite » mettaient en cause SOS-Racisme, ils couraient le risque d'être accusés de « racisme » ou de faiblesse pour l'extrême droite. Il était donc préférable pour eux de ne paraître que reprendre les critiques énoncées par des intellectuels, des hommes politiques ou les journalistes « de gauche ». Ce n'est que lorsque ceux-ci mettront en cause l'association antiraciste que, selon Thierry Portes, une critique issue du Figaro retrouvera une certaine crédibilité et redeviendra énonçable et efficace. Ainsi, selon lui, l'affaire des foulards aurait été néfaste à l'association non pas essentiellement parce que le public lui aurait reproché ses prises de position mais surtout parce que celles-ci auraient conduit une partie du Parti socialiste et par conséquent des journalistes à l'attaquer.

Thierry Portes – Moi je pars du principe que, les intellectuels étant de gauche, la critique mortelle pour SOS ne pouvait venir que de la gauche. Et c'est vrai que c'est venu de là. Ce qui a commencé à faire mal, c'est les critiques de Finkielkraut et d'autres intellectuels mais aussi le jeu de Julien Dray qui était devenu député. Isabelle Thomas et lui s'étaient présentés aux législatives, on voyait quand même que la direction du mouvement partait uniquement sur le terrain politique.  [...] La critique de SOS ne pouvait pas venir de droite, elle ne pouvait venir que de gauche. Sur le domaine des idées, la critique ne peut venir que de la gauche. [...] La critique politique de SOS avait été menée depuis plusieurs années, mais à la limite, ça ne nous servait à rien. C'était même, pour la droite, contre-productif puisque ça ne faisait que la faire apparaître comme raciste. Donc la critique ne pouvait venir que de la gauche comme, d'une autre manière, le Front national, c'est le problème de la droite : le fer de lance de la bagarre contre le FN, c'est surtout la droite classique : soit le RPR flanche soit il ne flanche pas. Bien sûr, le discours de gauche est important et ils ont toute leur place, mais c'est quand même un problème qui concerne essentiellement la droite[70].

Quelques mois après les débats autour du port du foulard, Jean-Philippe Moinet s'intéresse au livre de Serge Malik, « L'histoire secrète de SOS-Racisme » et l'utilise pour mettre en cause les prises de position politiques de SOS. Il estime ainsi qu'Harlem Désir est « Lié aux heurts et malheurs de la “Tontonmania” » et que SOS a été « discrédité par de grossiers alignements politiques  [et] accusé de faire le jeu de l'adversaire Front national par les outrances du militantisme  [...] ». Le journaliste écrit que « Serge Malik soutient la thèse selon laquelle SOS n'a été qu'une courroie de transmission du PS, maintenant les apparences de la neutralité pour au bon moment (électoral, bien sûr), basculer du « bon côté » (socialiste, bien sûr) ». Jean-Philippe Moinet estime que « même si certains passages fleurent le règlement de compte (les tirs sont symptomatiquement concentrés sur Julien Dray), l'ouvrage puise ses informations à la meilleure source ». En conclusion de son article, il juge que les révélations faites par Serge Malik entachent la réputation de l'association qui, selon lui, ne peut plus se prévaloir de l'appellation « génération morale » : « À la lecture de ce livre en tout cas, ce mouvement qui a perdu de sa superbe semble loin, très loin, de la « génération morale » qu'il a prétendu incarner » au contraire de « L'association France-Plus, nettement plus indépendante,  [qui] est devenue une référence en matière d'immigration et d'actions concrètes contre le racisme »[71]. Ce texte de Jean-Philippe Moinet définit le nouveau cadre d'interprétation de l'action de SOS qui aura cours au Figaro à partir de juin 1990. SOS-Racisme sera ainsi régulièrement jugé peu « représentatif », éloigné du « terrain », « politisé » et surtout défenseur du « droit à la différence » et de conceptions « outrancières » qui tendraient à accentuer le rejet des immigrés au sein de la population française. Tout se passe comme si, le ton de l'ensemble de la presse à l'égard de SOS ayant changé, Le Figaro reprenait position « à droite » du spectre des opinions possibles sur SOS en accroissant l'intensité de ses critiques.

Tableau 4

résumé de l'orientation du Figaro à l'égard de SOS-Racisme

Période
Orientation

1985
03-1986

03-1986
22-08-1987

22-08-1987
05-1988

06-1988
09-1989

10-1989
15-01-1991

16-01-1991
1992

polarité

-

-

-

neutre

-

-

L'augmentation des attaques dirigées contre SOS dans Le Figaro est aussi sensible dans l'attention que le journal porte à partir de 1989 à l'association France-Plus dont l'activité, subventionnée alors depuis peu par le gouvernement de Michel Rocard, est en forte progression. France-Plus présente en effet des caractéristiques qui la rendent particulièrement intéressante pour les journalistes du Figaro. Comme pour l'ensemble de la presse, le surgissement d'une nouvelle association permet de renouveler le traitement du domaine de l'antiracisme et de l'immigration en insistant sur leurs désaccords. Mais France-Plus a aussi pour particularité – et pour stratégie – de prendre des positions sensiblement plus proches de celles alors défendues par Michel Rocard mais aussi par les partis de l'opposition et de situer son discours à l'opposé de celui de SOS-Racisme. En outre, France-Plus est pour la plus grande part composée de « beurs » ou de représentants « issus de l'immigration maghrébine » et dispose d'un porte-parole d'origine arabe plutôt qu'antillaise, ce qui lui permet de pouvoir se présenter aux journalistes comme plus « représentative » de la communauté maghrébine ou des habitants des banlieues et plus proche du « terrain ». Enfin, France-Plus n'a pas participé à la campagne électorale de 1988 et « l'apolitisme » de cette association est donc logiquement préféré par les journalistes du Figaro au caractère « politique » ou « partisan » de SOS-Racisme :

Contrairement à une association comme France-Plus qui s'est toujours refusée à donner des consignes de vote, SOS-Racisme, par le biais de ses dirigeants, a longuement sacrifié à la “tontonmania” au printemps dernier. [...] L'opération visant à faire croire que l'antiracisme ne peut-être “que de gauche” apparaît de plus en plus grossière. Du côté de France-Plus en tout cas, des beurs militent pour une démarche plus “crédible”.  [...] Le président de France-Plus, Arezki Dahmani, trente-cinq ans, veut placer l'action concrète avant les déclarations moralisatrices et l'ouverture d'esprit au-dessus des positions politiques.  [...] Lui s'est battu pour l'inscription des beurs sur les listes électorales et l'intégration de candidats de France-Plus sur les listes pour les municipales. Ô surprise ! Les candidats centristes et ceux de la droite libérale ont été les “plus offrants” en matière de places éligibles[72].

Un an après l'affaire du foulard islamique, Thierry Portes oppose point par point SOS-Racisme et France-Plus jugeant que si « SOS prônait “le droit à la différence”, le droit de vote des étrangers, une société multiraciale et, dans la même logique, un ministère de l'Intégration », au contraire « France-Plus parlait du “droit à la ressemblance”, d'intégration plutôt que de combat antiraciste,  [...] refusait qu'un ministère s'occupe spécifiquement des immigrés et n'hésitait pas à proclamer : « Le droit de vote des étrangers n'est pas une priorité ». Selon lui, « L'affaire du voile islamique a servi de révélateur. France-Plus s'est vigoureusement élevé contre une brèche dans le système laïc et a défendu “l'école de la République, creuset de l'intégration”. SOS-Racisme au non du droit à la différence, a soutenu qu'un fichu ne remettait pas en cause l'architecture scolaire  [...]. Après l'affaire du voile, de virulents défenseurs de la laïcité, les chevènementistes et les poperenistes en premier, ont rejoint les positions de France-Plus ». Le journaliste estime donc que « dénigré par la droite, boudé par Matignon et par bon nombre de socialistes, le dialogue entre SOS et le monde politique s'est ainsi peu à peu transformé en un tête-à-tête avec les fabiusiens qu'anime à peine, de temps à autre, une petite phrase élyséenne »[73]. Thierry Portes conclut son article en présentant France-Plus comme une association qui agit depuis plusieurs années sur le « terrain » de l'intégration et qui n'entend pas s'en laisser « déloger » par SOS qui apparaît ici lui avoir opportunément emprunter le thème. Arezki Dahmani finit drapé dans les plis de la bannière tricolore : « Harlem Désir a annoncé hier la tenue des premiers états-généraux de l'intégration, les 15 et 16 décembre prochain  [1990]. Un terrain qui est celui de France-Plus depuis plusieurs années, et d'où cette association ne compte pas se laisser évincer. D'ailleurs SOS est-il en mesure de le faire ? Lors de son université d'été, France-Plus présentera sa charte sur les droits et les devoirs des citoyens. Et son nouveau signe : en bleu, blanc, rouge »[74]. En insistant sur les devoirs des immigrés envers le pays d'accueil, sur le « droit à la ressemblance » ou « à l'indifférence » et en faisant de SOS-Racisme un défenseur du « droit à la différence », le porte-parole de France-Plus propose un discours qui convient beaucoup mieux que celui de SOS-Racisme à la ligne politique suivie par la rédaction du Figaro. Apparaissant moins revendicatif et moins accusateur envers les hommes politiques que SOS, France-Plus permet de critiquer SOS sur le fond – la lutte contre le racisme et les politiques d'intégration – tout en étant à l'abri des accusations de « racisme » ou de connivence avec Le Pen par le fait qu'Arezki Dahmani présente l'ensemble des stigmates garantissant son authenticité de représentant des Arabes et des « beurs ». En outre, le porte-parole de France-Plus mettant en cause de son côté le manque d'indépendance de SOS et ses liens avec l'Elysée et le PS, les journalistes du Figaro pouvaient, en ne faisant que répercuter les attaques d'Arezki Dahmani, critiquer l'association sans paraître le faire.

Thierry Portes – J'en avais fait pas mal sur France-Plus. J'ai fait les premier papiers sur France Plus au Figaro, mais, à mon avis, les critiques de France-Plus étaient intéressantes sur plusieurs points  [...][75]. C'est cette critique-là, qui est quand même assez forte, qui a finalement été reçue sur tous les bancs de l'Assemblée, puisque c'est ce qui introduit ensuite un discours sur la République, etc. Ce discours sur l'intégration et la République, certaines personnalités de droite pouvaient l'accepter, et ensuite certaines personnalités de gauche également puisque des critiques très dures contre SOS ont été portées par le PS, par Poperen et d'autres. Je suis allé à un colloque avec Poperen où on en est arrivé à la fin à accuser SOS de faire monter le racisme, ce qui représentait un retournement complet de la dialectique. Selon moi, c'était tout de même pousser le bouchon un peu loin. Mais quand SOS apparaît dans les années 84-85-86, il y a deux discours qui se renvoient la balle : c'est celui de Le Pen et celui de SOS. Tout le monde est obligé de se positionner par rapport à eux. C'était vraiment réducteur et on voit bien que c'est Le Pen qui a gagné. Si SOS faisait un peu de provoc, Le Pen faisait sa provoc dans son sens et ça bloquait tout[76].

On peut en outre faire l'hypothèse qu'alors que SOS faisait porter la responsabilité des actes racistes sur des phénomènes sociaux et urbains (chômage, grands ensembles) dans lesquels les « jeunes issus de l'immigration » tenaient un rôle de victime, le discours de France-Plus qui demandait au contraire aux « beurs » de faire des efforts d'intégration – en particulier en s'inscrivant sur les listes électorales et en participant davantage à la vie politique – était beaucoup plus susceptible de retenir l'attention des élites françaises, personnel politique ou journalistes. Il semble que les rédacteurs du Figaro, Thierry Portes et Joseph Macé-Scaron, ne s'intéressaient pas essentiellement à la « représentativité » de France-Plus ou à son « authenticité », mais surtout à la critique radicale de SOS-Racisme que menait cette association[77].

Thierry Portes – SOS a pris conscience du danger à un moment donné et justement a changé en reconnaissant les problèmes de base, qui sont des problèmes de banlieues, de boulot, de délabrement etc. La phrase de Fabius sur Le Pen qui “pose de bonnes questions en apportant de mauvaises réponses” aurait pu s'appliquer à SOS aussi. C'est-à-dire que SOS pose de vraies questions – par exemple le racisme qui est réel – mais en apportant de mauvaises réponses. Ils ont ensuite apporté de bonnes réponses quand ils ont commencé à travailler avec Castro sur les banlieues etc. En fait, quand ils ont changé. Mais à ce moment là, ils avaient déjà été discrédité par France-Plus et ils n'ont pas pu trouver un second souffle[78].

Thierry Portes – Ils  [SOS-Racisme] ont raté leur mue, mais c'est parce qu'ils ont trop vécu sur le... De toute façon au bout d'un moment ils ne répondaient plus à l'attente de la société, alors ils ont essayé de se mettre dans les banlieues, dans les associations réfléchissant à l'urbanisme enfin à la vie de la cité. Il fallait qu'ils repartent à la base dans un travail associatif, mais ils sont partis au départ d'un mouvement associatif vers un mouvement politique et c'est là qu'ils se sont plantés, comme ils n'apportaient pas de réponse sur le terrain politique, ils se sont trouvés en suspension, c'est vrai que ça aide pas quand on ne vous finance pas, c'est sûr, ça c'est évident.
Q – Oui on a l'impression qu'ils ne conviennent plus ni à la droite ni à la gauche et donc qu'on ne les...
R – Ah ben à la droite ils n'ont jamais convenu mais oui ils ne conviennent plus à la gauche. Mais il y a aussi un changement : ce bouquin de Serge Malik, il y a quand même un virage qui se produit, et puis SOS c'est Dray qui tire la couverture à lui quand même. Oui, c'est vrai que tout le monde a utilisé ce bouquin pour critiquer SOS. Mais la critique qui avait été niée pendant des années, vous ne pouviez plus l'arrêter au bout d'un moment.[79].

Mais c'est vrai que sur le fond quand Harlem Désir dit il faut s'occuper des cages d'escaliers, bon, c'est un slogan, mais il ne va pas tellement plus loin, il n'y a pas tellement de propositions derrière. Moi j'étais à Longjumeau, ça devenait concret, ça devenait de vraies propositions mais il n'y avait pas d'axe, ils n'en tiraient pas eux-mêmes les conséquences sur leur propre mouvement, ça restait un mouvement pour des concerts, une association pour faire des concerts, donc il y avait un décalage. C'est sur des lignes stratégiques qu'ils sont allés dans le mur, ils auraient dû se transformer en mouvement de terrain. Ils ont essayé mais toujours avec un temps de retard, alors qu'ils étaient en avance, ils ont perdu leur avance[80].

Lors de la guerre du Golfe, les journalistes du Figaro s'intéresseront surtout aux départs des « parrains » entraînés par la participation d'Harlem Désir aux manifestations contre la guerre. Valérie Dousset écrit que « La participation de SOS-Racisme  [à la manifestation] a créé des remous internes. Un de ses vieux " compagnons de route ", Guy Konopnicki, en a démissionné. Cet écrivain n'accepte " ni la présence d'Harlem Désir à la tête des manifestations munichoises, ni le vote de Julien Dray, qui ne semble guère gêné de se retrouver aux côtés de Marie-France Stirbois " »[81]. Le lendemain, Joseph Macé-Scaron interroge Pierre Bergé, réputé « proche » du président de la République, qui dénonce SOS, accusé de tenir « un discours aux forts relents munichois », et critique « l'infantilisme » de Harlem Désir qui « préfère faire passer ses sentiments avant sa raison ». Pierre Bergé juge que « Si quelqu'un devait s'adresser à la communauté arabe pour lui expliquer les enjeux de cette guerre, c'est bien Harlem Désir. Je pense qu'il a raté là une occasion exceptionnelle »[82]. Cependant, quelques jours plus tard, Thierry Portes estime que le ressentiment présidentiel envers l'attitude d'Harlem Désir et de Julien Dray n'est peut-être pas très important et que le vote hostile à la guerre des dirigeants de la Nouvelle école socialiste résulte plus d'un calcul politique que de l'expression de leurs convictions : « Plus que par souci de ne pas être débordés par les chevènementistes, les animateurs de la Nouvelle école socialiste, Dray et le sénateur Jean-Luc Mélenchon, ont d'abord tenu compte de leur base et... d'une oreille présidentielle malgré tout bienveillante. Leur pari est simple : cette guerre ne sera pas « fraîche et joyeuse ». Elle ne peut donc à terme, que hâter la recomposition de la gauche qu'ils appellent de leurs vœux »[83].
      Quelques soient les dénégations ou les justifications données par Harlem Désir à propos du « droit à la différence » celles-ci ne peuvent convaincre des acteurs politiques et des journalistes qui sont à la recherche d'un thème justifiant la critique de SOS-Racisme[84].En fait, quoi que fasse SOS-Racisme, c'était appelé à apparaître comme trop tard, trop timide ou insuffisant.

Conclusion

L’orientation des jugements que les journalistes du Figaro ont portés sur SOS-Racisme a été durablement dominée par la ligne politique du quotidien. Lors de l’émergence de SOS-Racisme, les journalistes du Figaro n’ont pas participé à l’engouement médiatique qui a établi la notoriété de l’association. Durant la Cohabitation, Le Figaro s’est montré hostile aux campagnes de SOS-Racisme, il est vrai généralement dirigées contre le gouvernement de Jacques Chirac. Ce n’est qu’après l’élection présidentielle de 1988 que la rédaction du Figaro,qui cherche alors à accroitre sa crédibilité professionnelle en se démarquant d’une attitude partisane dans laquelle le contenu des articles serait trop facilement déductible des préférences politiques supposées du journal, adoptera vis-à-vis de SOS-Racisme une attitude moins critique. L’embauche de Franz-Olivier Giesbert, comme les commentaires plus favorables à SOS-Racisme publiés dans Le Figaro entre 1988 et 1990 sont les signes de cet effort de transformation de l’image publique très engagée à droite qu’avait alors Le Figaro. Cependant, à partir de « l’affaire des foulards », le revirement des journaux « de gauche » à l’égard de l’association entraine également celui du Figaro dont les journalistes vont progressivement adopter la tonalité critique qui va être de plus en plus fréquemment employée par Libération et Le Monde pour rendre compte des actions de SOS. Remarquons cependant que la structuration du lectorat du Figaro, en moyenne plus âgé que ceux de Libération ou du Monde rendait sans doute commercialement et publicitairement moins attractive une association qui semblait surtout populaire dans les collèges et les lycées. L’analyse de la couverture de SOS-Racisme par Le Figaro permet de préciser l’importance de la ligne politique dans l’attention que les journalistes des différentes rédactions vont accorder à l’association antiraciste. Elle permet également de comprendre comment ce que les hiérarchies rédactionnelles savent des caractéristiques de leur lectorat va être utilisé pour sélectionner les priorités dans le traitement quotidien de l’actualité. Enfin elle laisse apercevoir combien l’attention des journaux « de gauche » était cruciale pour l’émergence de l’association en 1985. Si l’ensemble de la presse avait alors adopté l’attitude du Figaro, l’essor de la nouvelle association n’aurait pu avoir l’ampleur qui a été la sienne. Pour parvenir à atteindre auprès des journalistes de télévision le statut de « sujet d’actualité » ou de « phénomène de société » dans la jeunesse, il était nécessaire à SOS-Racisme de pouvoir s’appuyer sur une presse non pas tiède ou « neutre » mais au contraire intéressée à son succès.